Cent ans d'Enfer
L'Express du 24/07/2008
L'Express du 24/07/2008
Aragon, le fou d'Irène
par Jérôme Dupuis
Avant de devenir le chantre officiel d'Elsa et du Parti communiste, Louis Aragon avait commis un chef-d'oeuvre de la littérature érotique: Le Con d'Irène. Un secret qu'il garda jusqu'à sa mort.
Avant de devenir le chantre officiel d'Elsa et du Parti communiste, Louis Aragon avait commis un chef-d'oeuvre de la littérature érotique: Le Con d'Irène. Un secret qu'il garda jusqu'à sa mort.
Jusqu'à son dernier souffle, il a nié. Jusqu'à sa mort, en 1982, Louis Aragon a farouchement contesté être l'auteur du mystérieux Con d'Irène. Non, il n'est pas le créateur de ce texte incandescent publié anonymement sous le manteau en 1928, et considéré par Camus et par Paulhan comme l'un des chefs-d'oeuvre de notre littérature érotique. Non, il n'autorisera jamais aucun éditeur à accoler son nom à cette prose qui attaque la «société comme bordel». Non, mille fois non, il n'a rien à voir avec cette voluptueuse Irène, «née de l'orage et de l'écriture».
Pourquoi tant de cachotteries? Pour comprendre, il faut remonter aux années 1920. Louis Aragon, jeune poète surréaliste sans le sou, se lie avec Jacques Doucet, élégant couturier de la Belle Epoque et mécène amoureux des lettres. Les deux hommes signent un étrange pacte: moyennant une mensualité de 1 000 francs, le poète enverra chaque mois au couturier ses manuscrits. Et c'est ainsi que, pendant l'année 1926, Aragon lui fait parvenir plusieurs morceaux d'un projet ambitieux, La Défense de l'infini. Une partie de ce roman, plus leste, s'appelle... «Le Con d'Irène».
Mais qui est donc cette mystérieuse Irène, héroïne de ce petit texte aux accents «maldororiens», où l'on passe abruptement d'un bordel d'une ville de garnison à une cuisine de ferme, théâtres de lubricités diverses? Comme toujours avec Aragon, il faut plonger dans ses amours malheureuses. Il y a tout d'abord Eyre de Lanux, une dessinatrice d'origine américaine qui lui préférera Drieu la Rochelle. Le poète, désespéré, se console avec Denise Levy, qui, ironie du sort, épouse un autre de ses amis, Pierre Naville. Ces deux figures de l'amour, qui baignent l'écriture d'Irène, inspireront aussi la célèbre Bérénice d'Aurélien.
Mais il est une troisième muse, fascinante, dont l'ombre plane sur le destin du Con d'Irène: Nancy Cunard. Cette richissime Américaine, proche de Joyce, devient son amante en 1926. Grâce à sa fortune, le couple sillonne l'Europe. Jusqu'à ce jour fatal de novembre 1927 où, dans la cheminée d'une chambre de l'hôtel de la Puerta del Sol, à Madrid, en un geste de désespoir inexpliqué, Aragon brûle les 1 500 feuillets de La Défense de l'infini. Nancy Cunard parvient à sauver une brassée de feuillets de cet autodafé. Un an plus tard, ne supportant plus son rôle de «gigolo», Aragon tente même de se suicider à Venise.
Abandonné par ses deux mécènes - Doucet et Cunard - le poète n'a plus un sou. Est-ce pour cela qu'il décide de publier Le Con d'Irène? Toujours est-il qu'il confie le manuscrit au jeune Pascal Pia, qui va l'imprimer avec l'aide d'un spécialiste des publications clandestines, René Bonnel. Rehaussé de cinq eaux-fortes d'André Masson, la typographie du titre dessinant élégamment un sexe féminin, l'ouvrage, tiré à 150 exemplaires, sort en avril 1928. Sans nom d'auteur. Bien sûr, parmi les amis surréalistes d'Aragon, il s'agit d'un secret de Polichinelle. Simone Breton, l'épouse de l'auteur du Manifeste du surréalisme, en commande l'un des exemplaires de luxe - on s'arrache aujourd'hui ce joyau de la bibliophilie érotique autour de 8 000 euros! Mais, officiellement, Aragon prétend qu'il n'a rien à voir avec ce texte. On a dit qu'il aurait voulu par là ne pas se compromettre avec le roman, genre «bourgeois» condamné par le groupe surréaliste.
En réalité, l'explication est plutôt à chercher du côté de la politique. «Sa proximité avec le Parti communiste ne cessant de se resserrer, il s'est retrouvé prisonnier d'une certaine pudeur de langage. Les lecteurs de L'Humanité n'auraient pas apprécié de savoir qu'il était l'auteur de ce texte sulfureux», explique Lionel Follet, responsable de l'édition la plus complète du Con d'Irène. Et puis, la roide Elsa a remplacé l'orageuse Irène. Le poète «officiel» du Parti préférait être célébré pour Les Yeux d'Elsa que pour Le Con d'Irène. Il s'y tiendra jusqu'à sa mort. «J'avais juré à un juge d'instruction n'être pas l'auteur de ce texte dans les années 1930. Quand on a menti une fois à la justice, il ne faut jamais changer de version», se justifiait-il auprès de proches.
Commence alors l'étonnante carrière posthume du Con d'Irène. Aragon avait interdit que ses archives soient consultables de son vivant. En 1982, l'embargo est donc levé. C'est tout d'abord Edouard Ruiz, un «aragonien» proche du PCF, qui en exhume des pans à la bibliothèque Jacques-Doucet. La suite se joue au... Texas! En 1989, alors maître de conférences à la faculté des lettres de Besançon, Lionel Follet a l'idée d'aller fouiller dans les archives du Humanities Research Center d'Austin, où ont atterri les archives de Nancy Cunard. «Là, je suis tombé sur une chemise frappée de l'inscription "Fragments/Aragon/1927", se souvient, encore ému, l'universitaire. S'y trouvaient les feuillets que Cunard avait sauvés de l'autodafé de Madrid. Une partie était déchirée, lacérée et avait été reconstituée avec du Scotch...»
Et, si besoin était encore d'une dernière preuve, elle vient de la salle Drouot, le 2 décembre 1993. Ce jour-là, on disperse la collection du célèbre libraire Jacques Matarasso - dont l'exemplaire du Con d'Irène ayant appartenu à Pascal Pia. Signe particulier: en fin de volume sont reliées les épreuves du texte corrigées de la main d'Aragon. En quelque sorte, la «preuve ADN» de la paternité du texte. Les enchères montent jusqu'à 220 000 francs (33 000 euros...). Le marteau tombe. Une petite voix se fait alors entendre: «Préemption de la Bibliothèque nationale!» L'exemplaire a depuis rejoint le célèbre Enfer de la BNF. Sur la couverture, au-dessus du titre, toujours aucun nom d'auteur. Par-delà la mort, l'obstiné Aragon a dû esquisser un sourire...
Vu par Régine Deforges*«Des policiers ont débarqué»En 1968, j'ai publié Le Con d'Irène sous le manteau, sans nom d'auteur, puisque Aragon refusait d'en endosser la paternité. J'ai eu la surprise de voir débarquer dans ma librairie des policiers qui ont saisi tout mon stock... sauf la caisse sur laquelle j'étais assise! J'ai eu droit ensuite à une convocation à la Brigade mondaine. Finalement, j'ai pu rééditer le texte à condition d'ajouter un nom d'auteur, parfaitement fantaisiste: Albert de Routisie. C'était un autre temps. Aujourd'hui, on trouve Le Con d'Irène en poche. J'ai gagné...»
*La romancière publie à la rentrée A Paris, au printemps (Fayard), ses souvenirs des années 1960.
La Défense de l'infini
Pourquoi tant de cachotteries? Pour comprendre, il faut remonter aux années 1920. Louis Aragon, jeune poète surréaliste sans le sou, se lie avec Jacques Doucet, élégant couturier de la Belle Epoque et mécène amoureux des lettres. Les deux hommes signent un étrange pacte: moyennant une mensualité de 1 000 francs, le poète enverra chaque mois au couturier ses manuscrits. Et c'est ainsi que, pendant l'année 1926, Aragon lui fait parvenir plusieurs morceaux d'un projet ambitieux, La Défense de l'infini. Une partie de ce roman, plus leste, s'appelle... «Le Con d'Irène».
Mais qui est donc cette mystérieuse Irène, héroïne de ce petit texte aux accents «maldororiens», où l'on passe abruptement d'un bordel d'une ville de garnison à une cuisine de ferme, théâtres de lubricités diverses? Comme toujours avec Aragon, il faut plonger dans ses amours malheureuses. Il y a tout d'abord Eyre de Lanux, une dessinatrice d'origine américaine qui lui préférera Drieu la Rochelle. Le poète, désespéré, se console avec Denise Levy, qui, ironie du sort, épouse un autre de ses amis, Pierre Naville. Ces deux figures de l'amour, qui baignent l'écriture d'Irène, inspireront aussi la célèbre Bérénice d'Aurélien.
Mais il est une troisième muse, fascinante, dont l'ombre plane sur le destin du Con d'Irène: Nancy Cunard. Cette richissime Américaine, proche de Joyce, devient son amante en 1926. Grâce à sa fortune, le couple sillonne l'Europe. Jusqu'à ce jour fatal de novembre 1927 où, dans la cheminée d'une chambre de l'hôtel de la Puerta del Sol, à Madrid, en un geste de désespoir inexpliqué, Aragon brûle les 1 500 feuillets de La Défense de l'infini. Nancy Cunard parvient à sauver une brassée de feuillets de cet autodafé. Un an plus tard, ne supportant plus son rôle de «gigolo», Aragon tente même de se suicider à Venise.
Abandonné par ses deux mécènes - Doucet et Cunard - le poète n'a plus un sou. Est-ce pour cela qu'il décide de publier Le Con d'Irène? Toujours est-il qu'il confie le manuscrit au jeune Pascal Pia, qui va l'imprimer avec l'aide d'un spécialiste des publications clandestines, René Bonnel. Rehaussé de cinq eaux-fortes d'André Masson, la typographie du titre dessinant élégamment un sexe féminin, l'ouvrage, tiré à 150 exemplaires, sort en avril 1928. Sans nom d'auteur. Bien sûr, parmi les amis surréalistes d'Aragon, il s'agit d'un secret de Polichinelle. Simone Breton, l'épouse de l'auteur du Manifeste du surréalisme, en commande l'un des exemplaires de luxe - on s'arrache aujourd'hui ce joyau de la bibliophilie érotique autour de 8 000 euros! Mais, officiellement, Aragon prétend qu'il n'a rien à voir avec ce texte. On a dit qu'il aurait voulu par là ne pas se compromettre avec le roman, genre «bourgeois» condamné par le groupe surréaliste.
En réalité, l'explication est plutôt à chercher du côté de la politique. «Sa proximité avec le Parti communiste ne cessant de se resserrer, il s'est retrouvé prisonnier d'une certaine pudeur de langage. Les lecteurs de L'Humanité n'auraient pas apprécié de savoir qu'il était l'auteur de ce texte sulfureux», explique Lionel Follet, responsable de l'édition la plus complète du Con d'Irène. Et puis, la roide Elsa a remplacé l'orageuse Irène. Le poète «officiel» du Parti préférait être célébré pour Les Yeux d'Elsa que pour Le Con d'Irène. Il s'y tiendra jusqu'à sa mort. «J'avais juré à un juge d'instruction n'être pas l'auteur de ce texte dans les années 1930. Quand on a menti une fois à la justice, il ne faut jamais changer de version», se justifiait-il auprès de proches.
Commence alors l'étonnante carrière posthume du Con d'Irène. Aragon avait interdit que ses archives soient consultables de son vivant. En 1982, l'embargo est donc levé. C'est tout d'abord Edouard Ruiz, un «aragonien» proche du PCF, qui en exhume des pans à la bibliothèque Jacques-Doucet. La suite se joue au... Texas! En 1989, alors maître de conférences à la faculté des lettres de Besançon, Lionel Follet a l'idée d'aller fouiller dans les archives du Humanities Research Center d'Austin, où ont atterri les archives de Nancy Cunard. «Là, je suis tombé sur une chemise frappée de l'inscription "Fragments/Aragon/1927", se souvient, encore ému, l'universitaire. S'y trouvaient les feuillets que Cunard avait sauvés de l'autodafé de Madrid. Une partie était déchirée, lacérée et avait été reconstituée avec du Scotch...»
Et, si besoin était encore d'une dernière preuve, elle vient de la salle Drouot, le 2 décembre 1993. Ce jour-là, on disperse la collection du célèbre libraire Jacques Matarasso - dont l'exemplaire du Con d'Irène ayant appartenu à Pascal Pia. Signe particulier: en fin de volume sont reliées les épreuves du texte corrigées de la main d'Aragon. En quelque sorte, la «preuve ADN» de la paternité du texte. Les enchères montent jusqu'à 220 000 francs (33 000 euros...). Le marteau tombe. Une petite voix se fait alors entendre: «Préemption de la Bibliothèque nationale!» L'exemplaire a depuis rejoint le célèbre Enfer de la BNF. Sur la couverture, au-dessus du titre, toujours aucun nom d'auteur. Par-delà la mort, l'obstiné Aragon a dû esquisser un sourire...
Vu par Régine Deforges*«Des policiers ont débarqué»En 1968, j'ai publié Le Con d'Irène sous le manteau, sans nom d'auteur, puisque Aragon refusait d'en endosser la paternité. J'ai eu la surprise de voir débarquer dans ma librairie des policiers qui ont saisi tout mon stock... sauf la caisse sur laquelle j'étais assise! J'ai eu droit ensuite à une convocation à la Brigade mondaine. Finalement, j'ai pu rééditer le texte à condition d'ajouter un nom d'auteur, parfaitement fantaisiste: Albert de Routisie. C'était un autre temps. Aujourd'hui, on trouve Le Con d'Irène en poche. J'ai gagné...»
*La romancière publie à la rentrée A Paris, au printemps (Fayard), ses souvenirs des années 1960.
La Défense de l'infini
Louis Aragonéd. Gallimard
567 pages
29,5 € 193,51 FF FONTE: L'Express - Paris,France
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