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Richard von Krafft-Ebing
Essai d’explication du masochisme
Psychopathia Sexualis : III. — Neuro-Psychopathologie générale
Essai d’explication du masochisme
Psychopathia Sexualis : III. — Neuro-Psychopathologie générale
DATE DE PUBLICATION EN LIGNE : mardi 1er juillet 2008
Richard von Krafft-Ebing, Études médico-légales : Psychopathia Sexualis. Avec recherche spéciales sur l’inversion sexuelle, Traduit sur la 8e édition allemande par Émile Laurent et Sigismond Csapo, Éd. Georges Carré, Paris, 1895.
ESSAI D’EXPLICATION DU MASOCHISME
Les faits de masochisme comptent certainement parmi les plus intéressants de la psychopathologie. Avant d’essayer de les expliquer, il faut d’abord bien établir ce qui est essentiel et ce qui est secondaire dans ce phénomène.
L’essentiel, dans le masochisme, c’est, dans tous les cas, l’envie d’être absolument soumis à la volonté d’une personne de l’autre sexe (dans le sadisme, au contraire, le règne absolu sur cette personne), mais avec provocation et accompagnement de sensations sexuelles se traduisant par du plaisir qui va jusqu’à produire l’orgasme. Le secondaire, c’est, d’après le critérium précédent, la manière spéciale dont cette condition de dépendance ou de règne est manifestée, que ce soit par des actes purement symboliques ou qu’il y ait en même temps désir de supporter des douleurs causées par une personne de l’autre sexe.
Tandis qu’on peut considérer le sadisme comme une excroissance pathologique du caractère sexuel viril dans ses particularités psychiques, le masochisme est plutôt une excroissance morbide des particularités psychiques propres à la femme.
Il existe sans doute aussi des cas très fréquents de masochisme chez l’homme ; ce sont ceux qui deviennent pour la plupart apparents et remplissent presque à eux seuls toute la casuistique. Nous en avons donné les raisons plus haut.
Tout d’abord, à l’état d’excitation voluptueuse, chaque impression exercée sur l’excité par la personne qui est le point de départ du charme sexuel, vient indépendamment du genre de cette impression. C’est encore une chose tout à fait normale que des tapes légères et de petits coups de poing soient considérés comme des caresses [1].
Like the lovers pinch wich hurts and is desired.
(Shakespeare, Antonius and Cleopatra.)
De là il n’y a pas loin à conclure que le désir d’éprouver une très forte impression de la part du consors amène, dans le cas d’une accentuation pathologique de l’ardeur amoureuse, à l’envie de recevoir des coups, la douleur étant toujours un moyen facile pour produire une forte impression physique. De même que, dans le sadisme, la passion sexuelle aboutit à une exaltation dans laquelle l’excès de l’émotion psychomotrice déborde dans les sphères voisines, il se produit de même, dans le masochisme, une extase dans laquelle la marée montante d’un seul sentiment engloutit avidement toute impression venant de la personne aimée et la noie dans la volupté.
La seconde cause, la plus puissante du masochisme, doit être cherchée dans un phénomène très répandu qui rentre déjà dans le domaine d’un état d’âme insolite et anormal, mais pas encore dans celui d’un état perverti.
J’entends ici ce fait fréquent qu’on observe dans des cas très nombreux et sous les formes les plus variées, qu’un individu tombe d’une façon étonnante et insolite sous la dépendance d’un individu de l’autre sexe, jusqu’à perdre toute volonté, dépendance qui force l’assujetti à commettre et à tolérer des actes compromettant souvent gravement ses propres intérêts, contraires et aux lois et aux mœurs.
Dans les phénomènes de la vie normale, cette dépendance varie selon l’intensité du penchant sexuel qui est ici en jeu et le peu de force de volonté qui devrait contrebalancer l’instinct. Il n’y a donc qu’une différence quantitative, mais non pas qualitative, comme c’est le cas dans les phénomènes du masochisme.
J’ai désigné sous le nom de servitude sexuelle ce fait de dépendance anormale, mais non encore perverse, d’un homme vis-à-vis d’un individu de l’autre sexe, fait qui offre un grand intérêt, surtout au point de vue médico-légal. Je l’ai nommé ainsi parce que les conditions qui en résultent sont empreintes d’une marque de servitude [2]. La volonté du sujet dominateur commande à celle du sujet asservi, comme la volonté du maître à celle du serviteur [3].
Cette servitude sexuelle est, comme nous le disions, un phénomène anormal, même au point de vue psychique.
Elle commence là où la règle extérieure, les limites de la dépendance d’une partie sur l’autre ou de la dépendance mutuelle, tracées par la loi et les mœurs, sont transgressées à la suite d’une particularité individuelle due à l’intensité de mobiles qui en eux-mêmes sont tout à fait normaux. La servitude sexuelle n’est pas du tout un phénomène pervers : les agents moteurs sont les mêmes que ceux qui mettent en mouvement, quoique avec moins de vivacité, la vita sexualis psychique renfermée dans les limites et les règles normales.
La peur de perdre sa compagne, le désir de la contenter toujours, de la conserver aimable et disposée aux rapports sexuels, sont ici les mobiles qui poussent le sujet asservi.
D’un côté un amour excessif qui, surtout chez la femme, n’indique pas toujours un degré excessif de sensualité ; de l’autre, une faiblesse de caractère : tels sont les premiers éléments de ce processus insolite [4].
Le mobile de l’autre sujet, c’est l’égoïsme, qui peut se donner libre cours.
Les faits de servitude sexuelle sont très variés dans leurs formes, et leur nombre est très grand [5].
Nous rencontrons à chaque pas dans la vie des hommes tombés dans la servitude sexuelle. Il faut compter parmi les gens de cette catégorie les maris qui vivent sous la domination de leur femme, surtout les hommes déjà vieux qui épousent de jeunes femmes et qui veulent racheter leur disproportion d’âge et de qualités physiques par une condescendance absolue à tous les caprices de l’épouse ; il faut aussi classer dans cette catégorie les hommes trop mûrs qui, en dehors du mariage, veulent renforcer leurs dernières chances d’amour par d’immenses sacrifices, et aussi les hommes de tout âge qui, pris d’une violente passion pour une femme, se heurtent à une froideur calculée et doivent capituler dans de dures conditions ; les gens très amoureux qui se laissent entraîner à épouser des catins connues ; les hommes qui, pour courir après des aventurières, abandonnent tout, jouent leur avenir ; les maris et les pères qui délaissent épouse et enfants, et qui placent les revenus d’une famille aux pieds d’une hétaïre.
Quelque nombreux que soient les exemples de servitude chez l’homme, tout observateur un peu impartial de la vie conviendra que leur nombre et leur importance sont bien inférieurs à ceux observés chez la femme. Ce fait est facilement explicable. Pour l’homme, l’amour n’est presque toujours qu’un épisode ; il a une foule d’autres intérêts importants ; pour la femme, au contraire, l’amour est la vie : jusqu’à la naissance des enfants, l’amour tient le premier rang, et souvent même après la naissance des enfants. Ce qui est encore plus important, c’est que l’homme peut dompter son penchant ou l’apaiser dans des accouplements pour lesquels il trouve de nombreuses occasions. La femme, dans les classes supérieures, quand elle est alliée à un homme, est obligée de se contenter de lui seul, et, même dans les basses couches sociales, la polyandrie se heurte encore à des obstacles considérables.
Voilà pourquoi, pour la femme, l’homme qu’elle possède signifie le sexe tout entier. Son importance pour elle devient par ce fait immense. De plus, les rapports normaux, tels que la loi et les mœurs les ont établis entre l’homme et la femme, sont loin d’être établis d’après les règles de la parité et destinent déjà la femme à une grande dépendance.
Sa servitude deviendra encore plus grande par les concessions qu’elle fait à l’amant pour obtenir de lui cet amour qui pour elle ne peut se remplacer ; dans la même mesure s’augmenteront les prétentions des hommes qui sont décidés à mettre à profit leurs avantages et à faire métier d’exploiter l’abnégation illimitée de la femme.
Tels sont : le coureur de dot qui se fait payer des sommes énormes pour détruire les illusions qu’une vierge s’était faite de lui ; le séducteur réfléchi et calculateur qui compromet une femme et spécule en même temps sur la rançon et le chantage ; le soldat aux galons d’or, l’artiste musicien à la crinière de lion qui savent provoquer chez la femme un brusque : « Toi ou la mort ! » un bon moyen pour payer les dettes ou pour s’assurer une vie facile ; le simple troupier qui, dans la cuisine, fait payer son amour par la cuisinière en bons repas ; l’ouvrier-compagnon qui mange les économies de la patronne qu’il a épousée ; et enfin le souteneur qui force par des coups la prostituée, dont il vit, à lui gagner chaque jour une certaine somme. Ce ne sont là que quelques-unes des diverses formes de la servitude dans laquelle la femme tombe forcément par suite de son grand besoin d’amour et des difficultés de sa position.
Il était nécessaire de donner une courte description de la servitude sexuelle, car il faut évidemment voir en elle le terrain propice d’où la principale racine du masochisme est sortie. La servitude ainsi que le masochisme consistent essentiellement en ce que l’individu atteint de cette anomalie se soumet absolument à la volonté d’une personne d’un autre sexe et subit sa domination [6].
On peut cependant faire une démarcation nette entre les deux phénomènes, car ils diffèrent non pas par leur gradation, mais par leur nature. La servitude sexuelle n’est pas une perversion ; elle n’a rien de morbide. Les éléments auxquels elle doit son origine, l’amour et la faiblesse de la volonté, ne sont pas pervers ; seule la disproportion de leurs forces mutuelles donne un résultat anormal qui souvent est opposé aux intérêts personnels, aux mœurs et aux lois. Le mobile auquel la partie subjuguée obéit en subissant la domination, c’est le penchant normal vers la femme (ou réciproquement vers l’homme), penchant dont la satisfaction est le prix et la compensation de la servitude subie. Les actes de la partie subjuguée, actes qui sont l’expression de la servitude sexuelle, sont accomplis sur l’ordre de la partie dominante pour servir à la cupidité de cette dernière. Ils n’ont pour la partie assujettie aucun but indépendant, ils ne sont pour elle que des moyens d’obtenir ou de conserver la possession de la partie dominatrice, ce qui est le vrai but final. Enfin, la servitude est une conséquence de l’amour pour une personne déterminée ; elle n’a lieu que lorsque cet amour s’est déclaré.
Les choses sont tout autres dans le masochisme qui est nettement morbide, et qui, en un mot, est une perversion. Là, le mobile des actes et des souffrances de la partie assujettie se trouve dans le charme que la tyrannie exerce sur elle. Elle peut, en même temps, désirer aussi le coït avec la partie dominante ; dans tous les cas, son penchant vise aussi les actes servant d’expression à la tyrannie comme objets directs de sa satisfaction. Ces actes dans lesquels le masochisme trouve son expression, ne sont pas pour le subjugué un moyen d’arriver au but comme c’est le cas dans la servitude, car ils sont eux-mêmes le but final. Enfin, dans le masochisme, la nostalgie de la soumission se manifeste a priori, avant qu’il y ait une affection pour un objet d’amour concret.
La connexité qu’on peut admettre entre la servitude et le masochisme vient du trait commun des phénomènes externes de la dépendance, malgré la différence des mobiles ; la transition de l’anomalie à la perversion se produit probablement de la façon suivante.
Celui qui reste pendant longtemps en état de servitude sexuelle sera plus enclin à contracter de légères tendances masochistes. L’amour, qui supporte volontiers la tyrannie pour l’amour de la personne aimée, devient alors directement un amour de la tyrannie. Quand l’idée d’être tyrannisé s’est longtemps associée à une représentation de l’objet aimé, accompagnée d’un sentiment de plaisir, cette manifestation de la sensation de plaisir finit par se reporter sur la tyrannie même et il se produit de la perversion. Voilà comment le masochisme peut être acquis [7].
Un faible degré de masochisme peut bien être engendré par la servitude et peut, par conséquent, être acquis. Mais le vrai masochisme complet et profondément enraciné, avec sa nostalgie brûlante de soumission dès la première enfance, tel que le dépeignent les personnes mêmes qui en sont atteintes, est toujours congénital.
La meilleure explication de l’origine du masochisme complet, perversion toutefois assez rare, serait dans l’hypothèse que cette perversion est née de la servitude sexuelle, anomalie de plus en plus fréquente, qui parfois se transmet par hérédité à un individu psychopathe de façon à dégénérer en perversion. On a démontré plus haut qu’un léger déplacement des éléments psychiques qui jouent ici un rôle, peut amener cette transition. Ce que peut faire, pour les cas possibles de masochisme acquis, l’habitude associative, l’hérédité peut le faire pour les cas bien établis de masochisme congénital. Aucun élément nouveau ne s’ajoute alors à la servitude ; au contraire, un élément disparaît, le raisonnement qui rattache l’amour à la dépendance, et qui constitue la différence entre l’anomalie et la perversion, entre la servitude et le masochisme. Il est tout naturel que ce soit la partie d’instinct seule qui se transmette par hérédité.
Cette transition de l’anomalie à la perversion par transmission héréditaire s’effectuera facilement, surtout dans le cas où la disposition psychopathique du descendant fournit un autre facteur pour le masochisme, c’est-à-dire l’élément que nous avons appelé la première cause du masochisme : la tendance des natures sexuellement hyperesthésiées à assimiler aux impressions sexuelles toute impression qui part de l’objet aimé.
C’est de ces deux éléments, la servitude sexuelle d’une part, et d’autre part la prédisposition à l’extase sexuelle qui accepte avec plaisir les mauvais traitements, c’est de ces deux éléments, disons-nous, dont les causes peuvent être ramenées jusqu’au domaine des faits physiologiques, que le masochisme tire son origine, quand il trouve un terrain psychopathique propice et que l’hyperesthésie sexuelle amène jusqu’au degré morbide de la perversion les circonstances physiologiques et anormales de la vita sexualis [8].
En tout cas, le masochisme, en tant que perversion sexuelle congénitale, représente aussi dans le tableau de l’hérédité un signe de dégénérescence fonctionnelle, et cette constatation clinique a été en particulier confirmée par mes propres observations de masochisme et de sadisme.
Il est facile de prouver que cette tendance psychiquement anormale et particulière par laquelle le masochisme se manifeste, représente une anomalie congénitale ; elle ne se greffe pas sur l’individu porté à la flagellation, par suite d’une association d’idées, comme le supposent Rousseau et Binet.
Cela ressort de ces cas nombreux, même de la majorité de ces cas, où la flagellation n’est jamais venue à l’idée du masochiste, mais où le penchant pervers visait exclusivement des actes symboliques, qui expriment la soumission sans causer de douleurs physiques.
Les détails de l’observation 52 nous renseignent à ce sujet.
Mais on arrive à la même conclusion, c’est-à-dire à la constatation que la flagellation passive ne peut pas être le noyau qui réunit tous les autres éléments autour de lui, même quand on examine de plus près les cas dans lesquels la flagellation passive joue un rôle, comme dans les observations 44 et 49.
Sous ce rapport, l’observation 50 est particulièrement instructive, car il ne peut pas y être question d’une stimulation sexuelle produite par une punition reçue dans l’enfance. Dans ce cas, il est surtout impossible de relier le phénomène à un fait ancien, car l’objet du principal intérêt sexuel n’est pas réalisable, même avec un enfant.
Enfin l’origine purement psychique du masochisme est prouvée par la comparaison du masochisme avec le sadisme. (Voir plus loin.)
Si la flagellation passive se rencontre si fréquemment dans le masochisme, cela s’explique simplement par le fait que la flagellation est le moyen le plus efficace d’exprimer l’état de soumission.
Je ne puis que répéter que ce qui différencie absolument la simple flagellation passive de la flagellation basée sur un désir masochiste, c’est que, dans le premier cas, l’acte est un moyen pour rendre possible le coït ou l’éjaculation, tandis que, dans le dernier cas, c’est un moyen pour obtenir une satisfaction de l’âme dans le sens des désirs masochistes.
Ainsi que nous l’avons vu plus haut, les masochistes se soumettent aussi à d’autres mauvais traitements et à des souffrances pour lesquelles il ne peut être question d’une excitation voluptueuse réflexe. Comme ces faits sont très nombreux, il faut examiner dans quelle proportion existent la douleur et le plaisir dans de pareils actes, et aussi dans la flagellation des masochistes.
De la déposition d’un masochiste, il résulte le fait suivant.
La proportion n’est pas telle que l’individu éprouve simplement comme plaisir physique ce qui ordinairement cause de la douleur ; mais l’individu se trouvant en extase masochiste, ne sent pas la douleur, soit que, grâce à son état passionnel, (comme chez le soldat au milieu de la mêlée et de la bataille), il n’ait pas la perception de l’impression physique produite sur les nerfs de son épiderme, soit que, grâce à la trop grande abondance de sensations voluptueuses (comme chez les martyrs ou dans l’extase religieuse), l’idée des mauvais traitements n’entre dans son esprit que comme un symbole et sans les attributs de la douleur.
Dans la deuxième alternative, il y a pour ainsi dire une surcompensation de la douleur physique par le plaisir psychique, et c’est cet excédent qui reste seul comme plaisir psychique dans la conscience. Cet excédent de plaisir est encore renforcé soit par l’influence des réflexes spinaux, soit par une accentuation particulière des impressions sensibles dans le sensorium ; il se produit une espèce d’hallucination de volupté physique, avec une localisation vague de la sensation projetée au dehors.
Des phénomènes analogues paraissent se produire dans l’auto-flagellation des extasiés religieux (fakirs, derviches hurlants, flagellants), seulement les images qui provoquent la sensation de plaisir ont une autre forme. Là aussi on perçoit l’idée de la torture sans ses attributs de douleur, la conscience étant trop remplie par l’idée accentuée du plaisir de servir Dieu en subissant des tortures, de racheter ses péchés, de gagner le ciel, etc.
P.-S.
Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après l’ouvrage de Richard von Krafft-Ebing, Études médico-légales : Psychopathia Sexualis. Avec recherche spéciales sur l’inversion sexuelle, Traduit sur la 8e édition allemande par Émile Laurent et Sigismond Csapo, Éd. Georges Carré, Paris, 1895.
Notes
[1] Nous trouvons des faits analogues chez les animaux inférieurs. Les chenilles du poumon (Pulmonata Cuv.) possèdent une soi-disant « flèche d’amour », baguette de chaux pointue qui se trouve dans une pochette particulière de leur corps et qu’elles font sortir au moment de l’accouplement. C’est un organe d’excitation sexuelle qui, d’après sa constitution, doit être un excitant douloureux.
[2] Comparer l’essai de l’auteur « Sur la servitude sexuelle et le masochisme » dans Psychiatrische Jahrbücher, t. X, p. 169, où ce sujet a été traité à fond, surtout au point de vue médico-légal.
[3] Bien qu’on les emploie au figuré pour de pareilles situations, j’ai cru devoir éviter ici les expressions esclave et esclavage, parce que ce sont des termes qu’on emploie de préférence pour le masochisme dont il faut bien distinguer la « servitude ».L’expression de servitude ne doit pas être confondue non plus avec la sujétion de la femme de J. St. Mill. Mill désigne par cette expression des mœurs et des lois, des phénomènes historiques et sociaux. Mais ici nous ne parlons que de faits nés de mobiles individuels particuliers et qui sont en contradiction avec les lois et les mœurs en usage. En outre, il est question des deux sexes.
[4] Le fait le plus important, dans ces cas, c’est peut-être que l’habitude d’obéir développe une sorte de mécanisme d’obéissance inconsciente qui fonctionne avec une exactitude automatique et qui n’a pas à lutter contre des idées contraires, parce qu’il est au delà de la limite de la conscience nette, et qu’il peut être manié comme un instrument inerte par la partie régnante.
[5] Dans les littératures de tous les pays et de toutes les époques, la servitude sexuelle joue un grand rôle. Les phénomènes insolites mais non pervers de la vie de l’âme sont pour le poète des sujets heureux et qu’il lui est permis de traiter. La description la plus célèbre de la « servitude » chez l’homme, est celle de l’abbé Prévost dans sa Manon Lescaut. Une description parfaite de la servitude chez la femme se trouve dans le roman Leone Leoni, de George Sand. Il faut citer ici la Kæthchen von Heilbronn de Kleist, qui lui-même désigne cette pièce comme l’opposé de sa Penthésilée (sadisme), enfin la Griselidis de Halm et beaucoup d’autres poésies analogues.
[6] Il peut se produire des cas où la servitude sexuelle se traduise par les mêmes actes que ceux qui sont particuliers au masochisme. Quand des hommes brutaux battent leurs femmes et que celles-ci le tolèrent par amour, sans cependant avoir la nostalgie des coups, il y a dans cette servitude un trompe-œil qui peut nous faire croire à l’existence du masochisme.
[7] C’est un fait bien intéressant et qui repose sur l’analogie qui existe entre la sujétion et le masochisme, relativement à leur manifestation extérieure, que pour décrire la servitude sexuelle on emploie généralement, soit par plaisanterie, soit au figuré, des expressions comme celles-ci : « esclavage, être enchaîné, porter des fers, agiter le fouet sur quelqu’un, atteler quelqu’un à son char de triomphe, être aux pieds de quelqu’un, sous le règne de la culotte, etc. », toutes choses qui, prises au pied de la lettre, sont pour le masochiste, l’objet de ses désirs pervers.Ces locutions imagées sont d’un fréquent usage dans la vie ordinaire et sont presque devenues triviales. Elles ont pris leur origine dans la langue poétique. De tout temps la poésie a vu dans l’image d’ensemble d’une violente passion amoureuse, l’état de dépendance de l’objet qui peut ou qui doit se refuser, et les phénomènes de la servitude se sont toujours présentés à l’observation des poètes. Le poète, en choisissant des termes comme ceux que nous venons de citer, pour représenter avec des images frappantes la dépendance de l’amoureux, suit absolument le même chemin que le masochiste qui, pour se représenter d’une manière frappante sa dépendance (qui est pour lui le but), cherche à réaliser des situations correspondant à son désir.Déjà la poésie antique désigne l’amante par le mot domina et emploie de préférence l’image de la captivité chargée de fers (Horace, Od., IV, 11). Dès cette époque et jusqu’aux temps modernes, (comparez Grillparzer, Ottokar, IVe acte : « Régner est si doux, presque aussi doux qu’obéir ») la poésie galante de tous les siècles est remplie de phrases et de métaphores semblables. Sous ce rapport, l’histoire de l’origine du mot « maîtresse » est aussi très intéressante.Mais la poésie réagit sur la vie. C’est de cette façon qu’a pu prendre naissance le service des dames chez les courtisanes du moyen âge. Ce service avec adoration des femmes comme « maîtresses » dans la société aussi bien que dans les liaisons d’amour isolées, en assimilant les rapports entre féaux et serfs avec les rapports entre le chevalier et sa dame, avec la soumission à tous les caprices féminins, aux épreuves d’amour et aux vœux, à l’engagement d’obéissance à tous les ordres des dames, apparaît comme un développement et un perfectionnement systématique de la servitude amoureuse. Certains phénomènes extrêmes, commue, par exemple, les souffrances d’Ulric de Lichtenstein ou de Pierre Vidal au service de leurs dames, ou les menées de la confrérie des « Galois » en France qui cherchaient le martyre par amour et se soumettaient à toutes sortes de tortures, portent déjà une empreinte bien visible du caractère masochiste, et montrent la transition naturelle d’un état vers l’autre.
[8] Quand on voit, ainsi que cela a été démontré plus haut, que la « servitude sexuelle » est un phénomène qui a été constaté bien plus fréquemment et avec une intensité plus grande dans le sexe féminin que dans le sexe masculin, la conclusion s’impose : que le masochisme (sinon toujours, du moins habituellement) est un legs de la « servitude » des ascendants féminins. De cette façon, il entre en rapport, bien qu’éloigné, avec l’inversion sexuelle, en raison de ce fait qu’une perversion qui devrait être particulière à la femme, se transmet à l’homme. Cette manière d’envisager le masochisme comme une inversion sexuelle rudimentaire, comme une effeminatio partielle qui, dans ce cas, n’atteint que les traits secondaires du caractère de la vita sexualis (manière de voir que j’ai déjà, dans la 6e édition de cet ouvrage, exprimée d’une façon très nette), est encore corroborée par les dépositions des malades des observations 44 et 49, citées plus haut, et dont les sujets sont aussi marqués d’autres traits d’effémination, tous les deux désignant comme leur idéal une femme relativement plus âgée qui les aurait recherchés et conquis.Il faut cependant noter le fait que la sujétion joue aussi un rôle considérable dans la vita sexualis masculine, et que, par conséquent, le masochisme peut s’expliquer sans l’hypothèse de la transmission des éléments féminins à l’homme. Il ne faut pas oublier non plus, à ce propos, que le masochisme et son opposé le sadisme se rencontrent quelquefois en combinaisons irrégulières avec l’inversion sexuelle.
Les faits de masochisme comptent certainement parmi les plus intéressants de la psychopathologie. Avant d’essayer de les expliquer, il faut d’abord bien établir ce qui est essentiel et ce qui est secondaire dans ce phénomène.
L’essentiel, dans le masochisme, c’est, dans tous les cas, l’envie d’être absolument soumis à la volonté d’une personne de l’autre sexe (dans le sadisme, au contraire, le règne absolu sur cette personne), mais avec provocation et accompagnement de sensations sexuelles se traduisant par du plaisir qui va jusqu’à produire l’orgasme. Le secondaire, c’est, d’après le critérium précédent, la manière spéciale dont cette condition de dépendance ou de règne est manifestée, que ce soit par des actes purement symboliques ou qu’il y ait en même temps désir de supporter des douleurs causées par une personne de l’autre sexe.
Tandis qu’on peut considérer le sadisme comme une excroissance pathologique du caractère sexuel viril dans ses particularités psychiques, le masochisme est plutôt une excroissance morbide des particularités psychiques propres à la femme.
Il existe sans doute aussi des cas très fréquents de masochisme chez l’homme ; ce sont ceux qui deviennent pour la plupart apparents et remplissent presque à eux seuls toute la casuistique. Nous en avons donné les raisons plus haut.
Tout d’abord, à l’état d’excitation voluptueuse, chaque impression exercée sur l’excité par la personne qui est le point de départ du charme sexuel, vient indépendamment du genre de cette impression. C’est encore une chose tout à fait normale que des tapes légères et de petits coups de poing soient considérés comme des caresses [1].
Like the lovers pinch wich hurts and is desired.
(Shakespeare, Antonius and Cleopatra.)
De là il n’y a pas loin à conclure que le désir d’éprouver une très forte impression de la part du consors amène, dans le cas d’une accentuation pathologique de l’ardeur amoureuse, à l’envie de recevoir des coups, la douleur étant toujours un moyen facile pour produire une forte impression physique. De même que, dans le sadisme, la passion sexuelle aboutit à une exaltation dans laquelle l’excès de l’émotion psychomotrice déborde dans les sphères voisines, il se produit de même, dans le masochisme, une extase dans laquelle la marée montante d’un seul sentiment engloutit avidement toute impression venant de la personne aimée et la noie dans la volupté.
La seconde cause, la plus puissante du masochisme, doit être cherchée dans un phénomène très répandu qui rentre déjà dans le domaine d’un état d’âme insolite et anormal, mais pas encore dans celui d’un état perverti.
J’entends ici ce fait fréquent qu’on observe dans des cas très nombreux et sous les formes les plus variées, qu’un individu tombe d’une façon étonnante et insolite sous la dépendance d’un individu de l’autre sexe, jusqu’à perdre toute volonté, dépendance qui force l’assujetti à commettre et à tolérer des actes compromettant souvent gravement ses propres intérêts, contraires et aux lois et aux mœurs.
Dans les phénomènes de la vie normale, cette dépendance varie selon l’intensité du penchant sexuel qui est ici en jeu et le peu de force de volonté qui devrait contrebalancer l’instinct. Il n’y a donc qu’une différence quantitative, mais non pas qualitative, comme c’est le cas dans les phénomènes du masochisme.
J’ai désigné sous le nom de servitude sexuelle ce fait de dépendance anormale, mais non encore perverse, d’un homme vis-à-vis d’un individu de l’autre sexe, fait qui offre un grand intérêt, surtout au point de vue médico-légal. Je l’ai nommé ainsi parce que les conditions qui en résultent sont empreintes d’une marque de servitude [2]. La volonté du sujet dominateur commande à celle du sujet asservi, comme la volonté du maître à celle du serviteur [3].
Cette servitude sexuelle est, comme nous le disions, un phénomène anormal, même au point de vue psychique.
Elle commence là où la règle extérieure, les limites de la dépendance d’une partie sur l’autre ou de la dépendance mutuelle, tracées par la loi et les mœurs, sont transgressées à la suite d’une particularité individuelle due à l’intensité de mobiles qui en eux-mêmes sont tout à fait normaux. La servitude sexuelle n’est pas du tout un phénomène pervers : les agents moteurs sont les mêmes que ceux qui mettent en mouvement, quoique avec moins de vivacité, la vita sexualis psychique renfermée dans les limites et les règles normales.
La peur de perdre sa compagne, le désir de la contenter toujours, de la conserver aimable et disposée aux rapports sexuels, sont ici les mobiles qui poussent le sujet asservi.
D’un côté un amour excessif qui, surtout chez la femme, n’indique pas toujours un degré excessif de sensualité ; de l’autre, une faiblesse de caractère : tels sont les premiers éléments de ce processus insolite [4].
Le mobile de l’autre sujet, c’est l’égoïsme, qui peut se donner libre cours.
Les faits de servitude sexuelle sont très variés dans leurs formes, et leur nombre est très grand [5].
Nous rencontrons à chaque pas dans la vie des hommes tombés dans la servitude sexuelle. Il faut compter parmi les gens de cette catégorie les maris qui vivent sous la domination de leur femme, surtout les hommes déjà vieux qui épousent de jeunes femmes et qui veulent racheter leur disproportion d’âge et de qualités physiques par une condescendance absolue à tous les caprices de l’épouse ; il faut aussi classer dans cette catégorie les hommes trop mûrs qui, en dehors du mariage, veulent renforcer leurs dernières chances d’amour par d’immenses sacrifices, et aussi les hommes de tout âge qui, pris d’une violente passion pour une femme, se heurtent à une froideur calculée et doivent capituler dans de dures conditions ; les gens très amoureux qui se laissent entraîner à épouser des catins connues ; les hommes qui, pour courir après des aventurières, abandonnent tout, jouent leur avenir ; les maris et les pères qui délaissent épouse et enfants, et qui placent les revenus d’une famille aux pieds d’une hétaïre.
Quelque nombreux que soient les exemples de servitude chez l’homme, tout observateur un peu impartial de la vie conviendra que leur nombre et leur importance sont bien inférieurs à ceux observés chez la femme. Ce fait est facilement explicable. Pour l’homme, l’amour n’est presque toujours qu’un épisode ; il a une foule d’autres intérêts importants ; pour la femme, au contraire, l’amour est la vie : jusqu’à la naissance des enfants, l’amour tient le premier rang, et souvent même après la naissance des enfants. Ce qui est encore plus important, c’est que l’homme peut dompter son penchant ou l’apaiser dans des accouplements pour lesquels il trouve de nombreuses occasions. La femme, dans les classes supérieures, quand elle est alliée à un homme, est obligée de se contenter de lui seul, et, même dans les basses couches sociales, la polyandrie se heurte encore à des obstacles considérables.
Voilà pourquoi, pour la femme, l’homme qu’elle possède signifie le sexe tout entier. Son importance pour elle devient par ce fait immense. De plus, les rapports normaux, tels que la loi et les mœurs les ont établis entre l’homme et la femme, sont loin d’être établis d’après les règles de la parité et destinent déjà la femme à une grande dépendance.
Sa servitude deviendra encore plus grande par les concessions qu’elle fait à l’amant pour obtenir de lui cet amour qui pour elle ne peut se remplacer ; dans la même mesure s’augmenteront les prétentions des hommes qui sont décidés à mettre à profit leurs avantages et à faire métier d’exploiter l’abnégation illimitée de la femme.
Tels sont : le coureur de dot qui se fait payer des sommes énormes pour détruire les illusions qu’une vierge s’était faite de lui ; le séducteur réfléchi et calculateur qui compromet une femme et spécule en même temps sur la rançon et le chantage ; le soldat aux galons d’or, l’artiste musicien à la crinière de lion qui savent provoquer chez la femme un brusque : « Toi ou la mort ! » un bon moyen pour payer les dettes ou pour s’assurer une vie facile ; le simple troupier qui, dans la cuisine, fait payer son amour par la cuisinière en bons repas ; l’ouvrier-compagnon qui mange les économies de la patronne qu’il a épousée ; et enfin le souteneur qui force par des coups la prostituée, dont il vit, à lui gagner chaque jour une certaine somme. Ce ne sont là que quelques-unes des diverses formes de la servitude dans laquelle la femme tombe forcément par suite de son grand besoin d’amour et des difficultés de sa position.
Il était nécessaire de donner une courte description de la servitude sexuelle, car il faut évidemment voir en elle le terrain propice d’où la principale racine du masochisme est sortie. La servitude ainsi que le masochisme consistent essentiellement en ce que l’individu atteint de cette anomalie se soumet absolument à la volonté d’une personne d’un autre sexe et subit sa domination [6].
On peut cependant faire une démarcation nette entre les deux phénomènes, car ils diffèrent non pas par leur gradation, mais par leur nature. La servitude sexuelle n’est pas une perversion ; elle n’a rien de morbide. Les éléments auxquels elle doit son origine, l’amour et la faiblesse de la volonté, ne sont pas pervers ; seule la disproportion de leurs forces mutuelles donne un résultat anormal qui souvent est opposé aux intérêts personnels, aux mœurs et aux lois. Le mobile auquel la partie subjuguée obéit en subissant la domination, c’est le penchant normal vers la femme (ou réciproquement vers l’homme), penchant dont la satisfaction est le prix et la compensation de la servitude subie. Les actes de la partie subjuguée, actes qui sont l’expression de la servitude sexuelle, sont accomplis sur l’ordre de la partie dominante pour servir à la cupidité de cette dernière. Ils n’ont pour la partie assujettie aucun but indépendant, ils ne sont pour elle que des moyens d’obtenir ou de conserver la possession de la partie dominatrice, ce qui est le vrai but final. Enfin, la servitude est une conséquence de l’amour pour une personne déterminée ; elle n’a lieu que lorsque cet amour s’est déclaré.
Les choses sont tout autres dans le masochisme qui est nettement morbide, et qui, en un mot, est une perversion. Là, le mobile des actes et des souffrances de la partie assujettie se trouve dans le charme que la tyrannie exerce sur elle. Elle peut, en même temps, désirer aussi le coït avec la partie dominante ; dans tous les cas, son penchant vise aussi les actes servant d’expression à la tyrannie comme objets directs de sa satisfaction. Ces actes dans lesquels le masochisme trouve son expression, ne sont pas pour le subjugué un moyen d’arriver au but comme c’est le cas dans la servitude, car ils sont eux-mêmes le but final. Enfin, dans le masochisme, la nostalgie de la soumission se manifeste a priori, avant qu’il y ait une affection pour un objet d’amour concret.
La connexité qu’on peut admettre entre la servitude et le masochisme vient du trait commun des phénomènes externes de la dépendance, malgré la différence des mobiles ; la transition de l’anomalie à la perversion se produit probablement de la façon suivante.
Celui qui reste pendant longtemps en état de servitude sexuelle sera plus enclin à contracter de légères tendances masochistes. L’amour, qui supporte volontiers la tyrannie pour l’amour de la personne aimée, devient alors directement un amour de la tyrannie. Quand l’idée d’être tyrannisé s’est longtemps associée à une représentation de l’objet aimé, accompagnée d’un sentiment de plaisir, cette manifestation de la sensation de plaisir finit par se reporter sur la tyrannie même et il se produit de la perversion. Voilà comment le masochisme peut être acquis [7].
Un faible degré de masochisme peut bien être engendré par la servitude et peut, par conséquent, être acquis. Mais le vrai masochisme complet et profondément enraciné, avec sa nostalgie brûlante de soumission dès la première enfance, tel que le dépeignent les personnes mêmes qui en sont atteintes, est toujours congénital.
La meilleure explication de l’origine du masochisme complet, perversion toutefois assez rare, serait dans l’hypothèse que cette perversion est née de la servitude sexuelle, anomalie de plus en plus fréquente, qui parfois se transmet par hérédité à un individu psychopathe de façon à dégénérer en perversion. On a démontré plus haut qu’un léger déplacement des éléments psychiques qui jouent ici un rôle, peut amener cette transition. Ce que peut faire, pour les cas possibles de masochisme acquis, l’habitude associative, l’hérédité peut le faire pour les cas bien établis de masochisme congénital. Aucun élément nouveau ne s’ajoute alors à la servitude ; au contraire, un élément disparaît, le raisonnement qui rattache l’amour à la dépendance, et qui constitue la différence entre l’anomalie et la perversion, entre la servitude et le masochisme. Il est tout naturel que ce soit la partie d’instinct seule qui se transmette par hérédité.
Cette transition de l’anomalie à la perversion par transmission héréditaire s’effectuera facilement, surtout dans le cas où la disposition psychopathique du descendant fournit un autre facteur pour le masochisme, c’est-à-dire l’élément que nous avons appelé la première cause du masochisme : la tendance des natures sexuellement hyperesthésiées à assimiler aux impressions sexuelles toute impression qui part de l’objet aimé.
C’est de ces deux éléments, la servitude sexuelle d’une part, et d’autre part la prédisposition à l’extase sexuelle qui accepte avec plaisir les mauvais traitements, c’est de ces deux éléments, disons-nous, dont les causes peuvent être ramenées jusqu’au domaine des faits physiologiques, que le masochisme tire son origine, quand il trouve un terrain psychopathique propice et que l’hyperesthésie sexuelle amène jusqu’au degré morbide de la perversion les circonstances physiologiques et anormales de la vita sexualis [8].
En tout cas, le masochisme, en tant que perversion sexuelle congénitale, représente aussi dans le tableau de l’hérédité un signe de dégénérescence fonctionnelle, et cette constatation clinique a été en particulier confirmée par mes propres observations de masochisme et de sadisme.
Il est facile de prouver que cette tendance psychiquement anormale et particulière par laquelle le masochisme se manifeste, représente une anomalie congénitale ; elle ne se greffe pas sur l’individu porté à la flagellation, par suite d’une association d’idées, comme le supposent Rousseau et Binet.
Cela ressort de ces cas nombreux, même de la majorité de ces cas, où la flagellation n’est jamais venue à l’idée du masochiste, mais où le penchant pervers visait exclusivement des actes symboliques, qui expriment la soumission sans causer de douleurs physiques.
Les détails de l’observation 52 nous renseignent à ce sujet.
Mais on arrive à la même conclusion, c’est-à-dire à la constatation que la flagellation passive ne peut pas être le noyau qui réunit tous les autres éléments autour de lui, même quand on examine de plus près les cas dans lesquels la flagellation passive joue un rôle, comme dans les observations 44 et 49.
Sous ce rapport, l’observation 50 est particulièrement instructive, car il ne peut pas y être question d’une stimulation sexuelle produite par une punition reçue dans l’enfance. Dans ce cas, il est surtout impossible de relier le phénomène à un fait ancien, car l’objet du principal intérêt sexuel n’est pas réalisable, même avec un enfant.
Enfin l’origine purement psychique du masochisme est prouvée par la comparaison du masochisme avec le sadisme. (Voir plus loin.)
Si la flagellation passive se rencontre si fréquemment dans le masochisme, cela s’explique simplement par le fait que la flagellation est le moyen le plus efficace d’exprimer l’état de soumission.
Je ne puis que répéter que ce qui différencie absolument la simple flagellation passive de la flagellation basée sur un désir masochiste, c’est que, dans le premier cas, l’acte est un moyen pour rendre possible le coït ou l’éjaculation, tandis que, dans le dernier cas, c’est un moyen pour obtenir une satisfaction de l’âme dans le sens des désirs masochistes.
Ainsi que nous l’avons vu plus haut, les masochistes se soumettent aussi à d’autres mauvais traitements et à des souffrances pour lesquelles il ne peut être question d’une excitation voluptueuse réflexe. Comme ces faits sont très nombreux, il faut examiner dans quelle proportion existent la douleur et le plaisir dans de pareils actes, et aussi dans la flagellation des masochistes.
De la déposition d’un masochiste, il résulte le fait suivant.
La proportion n’est pas telle que l’individu éprouve simplement comme plaisir physique ce qui ordinairement cause de la douleur ; mais l’individu se trouvant en extase masochiste, ne sent pas la douleur, soit que, grâce à son état passionnel, (comme chez le soldat au milieu de la mêlée et de la bataille), il n’ait pas la perception de l’impression physique produite sur les nerfs de son épiderme, soit que, grâce à la trop grande abondance de sensations voluptueuses (comme chez les martyrs ou dans l’extase religieuse), l’idée des mauvais traitements n’entre dans son esprit que comme un symbole et sans les attributs de la douleur.
Dans la deuxième alternative, il y a pour ainsi dire une surcompensation de la douleur physique par le plaisir psychique, et c’est cet excédent qui reste seul comme plaisir psychique dans la conscience. Cet excédent de plaisir est encore renforcé soit par l’influence des réflexes spinaux, soit par une accentuation particulière des impressions sensibles dans le sensorium ; il se produit une espèce d’hallucination de volupté physique, avec une localisation vague de la sensation projetée au dehors.
Des phénomènes analogues paraissent se produire dans l’auto-flagellation des extasiés religieux (fakirs, derviches hurlants, flagellants), seulement les images qui provoquent la sensation de plaisir ont une autre forme. Là aussi on perçoit l’idée de la torture sans ses attributs de douleur, la conscience étant trop remplie par l’idée accentuée du plaisir de servir Dieu en subissant des tortures, de racheter ses péchés, de gagner le ciel, etc.
P.-S.
Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après l’ouvrage de Richard von Krafft-Ebing, Études médico-légales : Psychopathia Sexualis. Avec recherche spéciales sur l’inversion sexuelle, Traduit sur la 8e édition allemande par Émile Laurent et Sigismond Csapo, Éd. Georges Carré, Paris, 1895.
Notes
[1] Nous trouvons des faits analogues chez les animaux inférieurs. Les chenilles du poumon (Pulmonata Cuv.) possèdent une soi-disant « flèche d’amour », baguette de chaux pointue qui se trouve dans une pochette particulière de leur corps et qu’elles font sortir au moment de l’accouplement. C’est un organe d’excitation sexuelle qui, d’après sa constitution, doit être un excitant douloureux.
[2] Comparer l’essai de l’auteur « Sur la servitude sexuelle et le masochisme » dans Psychiatrische Jahrbücher, t. X, p. 169, où ce sujet a été traité à fond, surtout au point de vue médico-légal.
[3] Bien qu’on les emploie au figuré pour de pareilles situations, j’ai cru devoir éviter ici les expressions esclave et esclavage, parce que ce sont des termes qu’on emploie de préférence pour le masochisme dont il faut bien distinguer la « servitude ».L’expression de servitude ne doit pas être confondue non plus avec la sujétion de la femme de J. St. Mill. Mill désigne par cette expression des mœurs et des lois, des phénomènes historiques et sociaux. Mais ici nous ne parlons que de faits nés de mobiles individuels particuliers et qui sont en contradiction avec les lois et les mœurs en usage. En outre, il est question des deux sexes.
[4] Le fait le plus important, dans ces cas, c’est peut-être que l’habitude d’obéir développe une sorte de mécanisme d’obéissance inconsciente qui fonctionne avec une exactitude automatique et qui n’a pas à lutter contre des idées contraires, parce qu’il est au delà de la limite de la conscience nette, et qu’il peut être manié comme un instrument inerte par la partie régnante.
[5] Dans les littératures de tous les pays et de toutes les époques, la servitude sexuelle joue un grand rôle. Les phénomènes insolites mais non pervers de la vie de l’âme sont pour le poète des sujets heureux et qu’il lui est permis de traiter. La description la plus célèbre de la « servitude » chez l’homme, est celle de l’abbé Prévost dans sa Manon Lescaut. Une description parfaite de la servitude chez la femme se trouve dans le roman Leone Leoni, de George Sand. Il faut citer ici la Kæthchen von Heilbronn de Kleist, qui lui-même désigne cette pièce comme l’opposé de sa Penthésilée (sadisme), enfin la Griselidis de Halm et beaucoup d’autres poésies analogues.
[6] Il peut se produire des cas où la servitude sexuelle se traduise par les mêmes actes que ceux qui sont particuliers au masochisme. Quand des hommes brutaux battent leurs femmes et que celles-ci le tolèrent par amour, sans cependant avoir la nostalgie des coups, il y a dans cette servitude un trompe-œil qui peut nous faire croire à l’existence du masochisme.
[7] C’est un fait bien intéressant et qui repose sur l’analogie qui existe entre la sujétion et le masochisme, relativement à leur manifestation extérieure, que pour décrire la servitude sexuelle on emploie généralement, soit par plaisanterie, soit au figuré, des expressions comme celles-ci : « esclavage, être enchaîné, porter des fers, agiter le fouet sur quelqu’un, atteler quelqu’un à son char de triomphe, être aux pieds de quelqu’un, sous le règne de la culotte, etc. », toutes choses qui, prises au pied de la lettre, sont pour le masochiste, l’objet de ses désirs pervers.Ces locutions imagées sont d’un fréquent usage dans la vie ordinaire et sont presque devenues triviales. Elles ont pris leur origine dans la langue poétique. De tout temps la poésie a vu dans l’image d’ensemble d’une violente passion amoureuse, l’état de dépendance de l’objet qui peut ou qui doit se refuser, et les phénomènes de la servitude se sont toujours présentés à l’observation des poètes. Le poète, en choisissant des termes comme ceux que nous venons de citer, pour représenter avec des images frappantes la dépendance de l’amoureux, suit absolument le même chemin que le masochiste qui, pour se représenter d’une manière frappante sa dépendance (qui est pour lui le but), cherche à réaliser des situations correspondant à son désir.Déjà la poésie antique désigne l’amante par le mot domina et emploie de préférence l’image de la captivité chargée de fers (Horace, Od., IV, 11). Dès cette époque et jusqu’aux temps modernes, (comparez Grillparzer, Ottokar, IVe acte : « Régner est si doux, presque aussi doux qu’obéir ») la poésie galante de tous les siècles est remplie de phrases et de métaphores semblables. Sous ce rapport, l’histoire de l’origine du mot « maîtresse » est aussi très intéressante.Mais la poésie réagit sur la vie. C’est de cette façon qu’a pu prendre naissance le service des dames chez les courtisanes du moyen âge. Ce service avec adoration des femmes comme « maîtresses » dans la société aussi bien que dans les liaisons d’amour isolées, en assimilant les rapports entre féaux et serfs avec les rapports entre le chevalier et sa dame, avec la soumission à tous les caprices féminins, aux épreuves d’amour et aux vœux, à l’engagement d’obéissance à tous les ordres des dames, apparaît comme un développement et un perfectionnement systématique de la servitude amoureuse. Certains phénomènes extrêmes, commue, par exemple, les souffrances d’Ulric de Lichtenstein ou de Pierre Vidal au service de leurs dames, ou les menées de la confrérie des « Galois » en France qui cherchaient le martyre par amour et se soumettaient à toutes sortes de tortures, portent déjà une empreinte bien visible du caractère masochiste, et montrent la transition naturelle d’un état vers l’autre.
[8] Quand on voit, ainsi que cela a été démontré plus haut, que la « servitude sexuelle » est un phénomène qui a été constaté bien plus fréquemment et avec une intensité plus grande dans le sexe féminin que dans le sexe masculin, la conclusion s’impose : que le masochisme (sinon toujours, du moins habituellement) est un legs de la « servitude » des ascendants féminins. De cette façon, il entre en rapport, bien qu’éloigné, avec l’inversion sexuelle, en raison de ce fait qu’une perversion qui devrait être particulière à la femme, se transmet à l’homme. Cette manière d’envisager le masochisme comme une inversion sexuelle rudimentaire, comme une effeminatio partielle qui, dans ce cas, n’atteint que les traits secondaires du caractère de la vita sexualis (manière de voir que j’ai déjà, dans la 6e édition de cet ouvrage, exprimée d’une façon très nette), est encore corroborée par les dépositions des malades des observations 44 et 49, citées plus haut, et dont les sujets sont aussi marqués d’autres traits d’effémination, tous les deux désignant comme leur idéal une femme relativement plus âgée qui les aurait recherchés et conquis.Il faut cependant noter le fait que la sujétion joue aussi un rôle considérable dans la vita sexualis masculine, et que, par conséquent, le masochisme peut s’expliquer sans l’hypothèse de la transmission des éléments féminins à l’homme. Il ne faut pas oublier non plus, à ce propos, que le masochisme et son opposé le sadisme se rencontrent quelquefois en combinaisons irrégulières avec l’inversion sexuelle.
FONTE: Psychanalyse-paris.com - Paris,France
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